La faille s'était refermée derrière eux dans un murmure presque imperceptible, comme un soupir du monde lui-même. Clara se redressa lentement, les jambes fléchies, le souffle court. Autour d'elle, la lumière avait changé. Fini le froid spectral du miroir. Ici, l'air était plus dense, saturé d'un pouvoir ancien et vibrant.
Ils se tenaient dans une clairière irréelle, baignée par une lumière crépusculaire qui ne venait d'aucun soleil. Les arbres aux troncs d'argent semblaient danser au rythme d'un vent silencieux. Le sol, recouvert d'un lichen lumineux, pulsait doucement sous leurs pas, comme un cœur gigantesque endormi.
Arion porta la main à son front, visiblement désorienté.
— « Ce lieu… ce n'est pas seulement un sanctuaire. C'est… vivant. »
— « Le cœur des Lignées… » murmura Seraphina, les yeux agrandis. « On raconte que c'est ici que les premiers pactes furent scellés. Que les sangs anciens ont été liés à la Source. »
Clara restait silencieuse. Quelque chose en elle résonnait avec ce lieu. Comme si des échos enfouis dans sa chair remontaient à la surface. Depuis sa chute dans le miroir, elle ne se sentait plus tout à fait elle-même. Plus complète… mais aussi plus fragile.
Une brume douce s'éleva alors entre les troncs. De cette vapeur iridescente émergea une silhouette féminine, flottante, presque éthérée. Sa robe, faite de nuit et d'étoiles, semblait refléter les constellations d'un ciel oublié. Ses yeux violets, profonds et calmes, se posèrent sur Clara.
— « Bienvenue à toi, Enfant du Tissu Brisé. »
Clara se figea. Ce titre. Ce n'était pas un hasard.
— « Qui êtes-vous ? »
— « Je suis Elyra, Gardienne des Mémoires et des Sceaux. C'est moi qui veille sur le Souvenir des Lignées. »
Arion s'inclina légèrement, respectueux. Même Seraphina baissa les yeux, signe rare chez elle.
— « Pourquoi nous amener ici ? » demanda Clara, le regard ferme. « Pourquoi maintenant ? »
— « Parce que le fil est rompu, » répondit doucement Elyra. « L'équilibre a été fracturé, et les lignées… se réveillent. »
Elle les invita à la suivre. Le groupe marcha en silence à travers les sous-bois luminescents. Les arbres se courbaient légèrement sur leur passage, comme s'ils reconnaissaient les visiteurs. Après quelques minutes, ils arrivèrent dans une vaste esplanade circulaire bordée de pierres dressées. Chacune était gravée de symboles anciens, illuminés d'une lumière intérieure douce et palpitante.
— « Voici le Cercle des Origines. Là où les serments furent prononcés, où les sangs furent liés à la Source Primordiale. »
Au centre, une fontaine de cristal coulait sans bruit. Son eau ne reflétait pas le présent, mais le passé. Lorsqu'ils s'en approchèrent, Clara vit un visage apparaître à la surface. Le sien… ou presque.
C'était une femme qui lui ressemblait. Plus âgée, aux traits nobles, le regard dur mais juste. Elle brandissait une lame d'obsidienne, entourée d'autres figures familières. Un homme qui portait les traits d'Azran. Une femme semblable à Seraphina. Et un enfant… Lucien.
— « Qu'est-ce que c'est ? » souffla-t-elle.
— « Tes ancêtres. Leurs souvenirs te traversent. Leurs choix coulent dans ton sang. Ils t'ont conduite ici. »
Clara sentit une chaleur sourde monter dans sa poitrine. Une fierté, mais aussi un poids. Celui des décisions anciennes. Celui des pactes qu'elle ne comprenait pas encore.
— « Pourquoi nous montrer cela ? »
Elyra tourna lentement la tête vers elle.
— « Parce que l'Ennemi se nourrit de l'oubli. Il efface les mémoires, brise les liens, et dans le vide ainsi créé… il s'insinue. »
— « L'Entité… » murmura Seraphina.
— « Oui. Elle connaît vos lignées mieux que vous-mêmes. Et elle sait que leur réveil pourrait la condamner. »
Elyra étendit les bras. Trois fragments cristallins s'élevèrent dans l'air, tournoyant lentement au-dessus de la fontaine.
— « Voici les Cœurs de Lignée. Chacun est lié à votre essence. Ils porteront vos mémoires, renforceront vos dons… mais ils exigeront vérité et volonté. »
Le premier cristal s'abaissa devant Clara. Dès qu'elle tendit la main, il se dissout en une pluie d'éclats qui pénétrèrent sa peau. Une brûlure douce la traversa, puis une vision.
Elle se vit dans un champ de cendres, le ciel zébré de lueurs pourpres. À ses côtés, Thomas hurlait. Azran tombait à genoux, un poignard dans la main. Et elle, Clara, avançait sans peur, portant la lumière d'un monde ancien dans son cœur.
La vision s'éteignit. Clara tomba à genoux, haletante. Arion et Seraphina vivaient le même processus, chacun recevant son fragment, chacun voyant son propre destin possible.
— « Que signifient ces images ? » demanda Arion en se redressant.
— « Ce sont les futurs que vos lignées redoutent… ou espèrent. Ce sont les chemins que vous pourriez emprunter… si vous survivez. »
Un silence lourd tomba. Puis un grondement lointain brisa l'instant.
Un battement. Lent. Profond. Comme un tambour dans les entrailles du monde.
— « Elle approche, » dit Elyra. « L'Entité a senti l'éveil des Cœurs. »
Clara sentit son esprit se tendre. Le souffle de la peur voulait s'infiltrer, mais une force nouvelle la poussait à tenir debout.
— « Nous devons partir. Rejoindre les autres. »
— « Où allez-vous aller ? Le monde que vous avez quitté n'est plus le même. » Elyra s'approcha. « Chaque Cœur éveillé attire son ombre. »
Elle leva la main. Le ciel au-dessus du cercle se déchira lentement, révélant une fracture dans la réalité, semblable à celle du miroir… mais plus stable. Plus ancienne.
— « Traversez. Là-bas, vous trouverez un fragment de ce qui fut perdu. Un savoir caché depuis l'ancienne guerre. »
— « Et toi ? » demanda Seraphina. « Tu ne viens pas ? »
— « Je suis la Gardienne. Je reste. Mais si vous survivez à ce qui vient… alors nous nous reverrons. »
Clara jeta un dernier regard à la clairière, à la fontaine, à ces symboles oubliés qu'elle commençait tout juste à comprendre. Puis elle franchit la faille, suivie de ses deux compagnons.
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Ils débouchèrent dans un lieu très différent. Une ville abandonnée, rongée par le silence. Les rues pavées étaient fendillées, les bâtiments envahis par la végétation. Une pluie fine tombait, acide, brûlante au contact.
Clara leva les yeux. Au sommet d'une tour, une silhouette les observait. Masquée. Immobile. Des ombres grouillaient à ses pieds.
— « On nous attend, » dit Arion.
— « Et ce n'est pas un accueil amical, » ajouta Seraphina.
Clara serra les poings. Le poids du miroir, du fragment, de l'héritage… tout était en elle maintenant. Elle n'était plus seulement une survivante. Elle était un maillon de l'histoire, et peut-être… une clef.
Elle avança, la pluie ruisselant sur son visage.
Elle n'avait plus peur.
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